J'étais en paix, avec moi-même et avec les autres. Avec la nature et le cosmos.
Mes velléités d'écriture dans un cadre autre que celui des mes actes et de mes conclusions étaient inexistantes.
Et là, ce matin, en pleine félicité, je reçois un courriel de la FNUJA, repris en actualité sur le site dudit syndicat.
Le ton hyperbolique, qui, chacun le sait, annonce une démonstration de qualité, m'interpelle.
Pourquoi ces jeunes gens sont-ils tout colère ?
Parce que le Sénat vient de voter, en CMP et à toute vitesse (pardon d'avance), la loi A.L.U.R. (pour l'accès au logement et un urbanisme rénové).
Ce courriel outré aurait pu rester dans la corbeille où je range soigneusement les communications des syndicats professionnels, s'il n'avait pas suivi de près un autre courriel qui provenait du CNB, dont je vous rappelle qu'il assure l'expression de l'intérêt collectif de la profession d'avocat (dixit le CE, 29/01/2014, n°366083).
Ce n'est donc pas seulement le sémillant syndicat des jeunes avocats qui est scandalisé. C'est toute la profession.
Et la profession est scandalisée parce que... ?
Parce que l'article 70 quater (devenu 153, mais 70 quater a cristallisé l'ire de mes confrères, je conserve ce numéro pour faire référence à la disposition reprise ci-dessous) de ladite loi dispose que :
L’article 1861 du code civil est complété par un alinéa ainsi rédigé :
« Toute cession de la majorité des parts sociales d’une société civile immobilière, lorsque le patrimoine de cette société est constitué par une unité foncière, bâtie ou non, dont la cession est soumise au droit de préemption prévu à l’article L. 211-1 du code de l’urbanisme, doit être constatée par un acte reçu en la forme authentique ou par un acte sous seing privé contresigné par un avocat ou par un professionnel de l’expertise comptable dans les conditions prévues au chapitre Ier bis du titre II de la loi n° 71‑1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques. Le rédacteur de l’acte met en œuvre à cet effet les dispositions prévues à l’article L. 213-2 du même code.»(Extrait de la petite loi)
Toute la profession ?
Non, pas moi.
Et je ne vois pas pourquoi je n'aurais pas le droit, moi aussi, de tenir des propos outranciers : je trouve que la profession se ridiculise dans un combat inutile, sans enjeu et sans adversaire.
Voilà.
Bon, avant d'aborder ce que je pense être la raison de l'opposition virulente de ma profession à l'article 70 quater, je pense utile de revenir sur le texte, les raisons de son existence et ses conséquences.
L'objectif de la loi était d'assainir le marché de l'immobilier, mais ne contenait pas le fameux article 70 quater.
Cet article 70 quater est issu d'un amendement, présenté par les députés François Pupponi et Jean-Luc Laurent, au cours de la première lecture à l'Assemblée Nationale.
La volonté des deux députés était de s'assurer que les cessions d'actifs immobiliers soient publiées.
Soit dit en passant, cet amendement n°1028 n'aurait pas eu l'effet que ceux-ci escomptaient. L'amendement initial faisait référence à l'article 710-1 du Code civil, ce qui impliquait bien que les cessions de la majorité des parts de SCI soient constatées de manière authentique (donc avec le concours d'un notaire), mais pas qu'elles soient publiés au Service de la publicité foncière. Pour cela, il aurait fallu modifier le décret n°55-22 du 4 janvier 1955 portant réforme de la publicité foncière.
Après une première fronde de la profession d'avocat en septembre 2013, qui trouvait scandaleux que seuls les notaires soient l'instrument de cet assainissement du marché immobilier (ce n'était pas absurde, les notaires étant, de très loin, les plus actifs des professionnels du droit dans ce secteur), de nouveaux amendements ont supprimé, puis réintroduit, puis supprimé, puis modifié le texte de l'article 70 quater, pour aboutir à sa version définitive.
Cette version définitive prévoit donc l'intervention obligatoire d'un notaire, d'un avocat ou d'un expert-comptable dans le cadre de cessions de parts sociales d'une SCI, quand cette cession porte sur la majorité des parts.
Nous avions donc gagné ! Les notaires n'étaient plus les seuls : nous étions aussi reconnus comme des professionnels utiles à l'assainissement du marché immobilier !
Alors ? "Youpi" fit le CNB ?
Non.
La profession décide de faire à nouveau sa mémé à moustache, parce que, merde, c'est quand même inadmissible que nous soyons mis sur un pied d'égalité avec... des experts-comptables !
Bon sang, ils portent une cravate et ont des calculatrices !
Voilà contre quoi se bat ma noble profession. Contre une autre profession réglementée.
Maintenant, en pratique, voyons s'il y a matière à se scandaliser :
L'intervention d'un professionnel du droit, en l'occurrence du notaire (encore lui), était déjà obligatoire pour les cessions d'immeubles, puisque les cessions d'immeubles doivent être publiées au service de publicité foncière.
Et ne peuvent être publiées au registre de la publicité foncière que les cessions ayant date authentique : c'est pour cela que le Notaire intervient.
Mais il existait une possibilité de céder un immeuble sans intervention d'un Notaire.
Grâce à la plus célèbre des fictions juridiques : la société.
Une société (peu importe sa forme : contrairement à une idée reçue, chez mes clients au moins, toutes les formes de sociétés peuvent être propriétaires d'immeubles) peut être propriétaire d'un immeuble.
C'est même très fréquent. Pas besoin d'être riche d'ailleurs.
En cas de cession de la majorité des parts sociales, l'immeuble reste au nom de la société, mais le contrôle de la société a changé de mains.
Or, les actes de cession de parts sociales ne sont pas soumis à publicité foncière, ils sont soumis à la formalité fiscale d'enregistrement, et, selon le type de société, à publication au Registre du commerce et des sociétés.
D'accord.
Désormais donc, lorsqu'une cession portera sur la majorité des parts sociales d'une SCI (et à condition que son patrimoine soit constitué d'une "unité foncière" (?) soumise au droit de préemption communal), elle devra être constatée par :
1. Un acte authentique : ce sont des actes notariés, hypothèse générale (ou des jugements, hypothèse marginale)
2. Un acte sous seing privé, donc sans notaire, mais contresigné par (1) soit un avocat, (2) soit un expert-comptable.
Concrètement, le marché des actes de cessions de titres de SCI et autres échappe déjà largement aux avocats.
La plupart des associés de sociétés rédigent leurs actes de cession eux-même, ou demandent un modèle à leur expert-comptable, premier professionnel au contact de l'entreprise. Et, franchement, tant mieux.
Ce sont des actes simples ; nous n'apportons aucune plus-value à nos clients quand nous les rédigeons.
Quand je rédige des actes de cession de titres, c'est parce que les parties souhaitent ajouter des actes accessoires, comme une garantie d'actif et de passif, par exemple.
Ces actes simples sont donc rédigés en grande partie par les associés eux-même et par les experts-comptables.
Le monde de l'entreprise s'écroule-t-il ? Non.
La loi prévoit que les actes emportant transfert de la majorité des parts du capital d'une SCI seront dorénavant constatés de manière authentique ou contresignés par un avocat ou un expert-comptable.
La loi ne va donc quasiment rien changer en pratique.
Très peu de notaires en feront, puisque le coût de leur intervention rebutera, à n'en pas douter, beaucoup d'associés.
Les avocats, eux, continueront d'être consultés pour les actes juridiques complexes qui accompagnent parfois les cessions de titres, et pour lesquels nous pouvons apporter une vraie plus-value à nos clients.
Les associés feront contresigner l'acte, qu'ils auront établi, par leur expert-comptable, premier interlocuteur de l'entreprise.
Je suis sûr que les experts-comptables français se félicitent de cette disposition qui va faire leur fortune. Rendez vous compte : en plus de leur mission d'établissement des comptes sociaux, de gestion de la paye, de contrôle de gestion, d'ingénierie fiscale, ils pourront CONTRESIGNER des actes de cession de parts sociales... Wahou.
J'ai le vertige.
Les avocats, scandalisés que des experts-comptables puissent faire la même chose qu'eux, appellent à un débat serein en qualifiant l'article 70 quater de "monstruosité juridique" (Courriel du CNB). Si, si.
L'expression n'étant pas suffisamment outrée au goût de la FNUJA, celle-ci la complète, dans un passage que je ne peux résister à l'envie de partager, s'il vous avait échappé :
Dans la lignée de cette folle disposition, on attend impatiemment l'autorisation donnée aux bouchers-charcutiers de pratiquer la chirurgie cardiaque ou celle donnée aux buralistes de vendre des antibiotiques...Nous sommes des professionnels de l'argumentation, ça se voit, hein ?
Outre le fait que cette comparaison n'aurait pas démérité au palmarès des analogies foireuses (les experts-comptables apprécient certainement d'être comparés à des bouchers du droit), la FNUJA, qui intitule son courriel "Le combat continue", s'inspire visiblement des méthodes discursives de la Manif pour Tous.
Mener le combat contre une loi après l'adoption de ladite loi par la souveraineté nationale, je trouve cela pathétique. Que voulez-vous? C'est mon côté démocrate légaliste.
J'attends la suite :
"Cessions parts SCI par EC #scandale #onlr #hollandedemission"
"Cession de parts de sociétés par les experts-comptables : le complot judéo-comptable à l'oeuvre"
Ce n'est certainement pas en utilisant les plus mauvais artifices de la rhétorique que nous irons de l'avant.
Ces sursauts de colère de ma profession, qui sont souvent dirigés contre les hommes du chiffre, montrent qu'elle n'a rien compris au monde qui l'entoure.
Les experts-comptables sont au cœur des entreprises TOUS LES JOURS. Ils sont meilleurs que nous sur beaucoup de sujets. D'abord, sur le chiffre, évidemment, sur lequel nous ne sommes pas en compétition. Mais également dans le secrétariat juridique des sociétés, dans les actes de cessions de titres, dans la paye des salariés, etc.
Cela n'a rien de choquant : les experts-comptables conseillent bien les entreprises parce qu'ils les connaissent beaucoup mieux que nous.
D'ailleurs, la profession se désintéresse globalement du conseil, qu'elle regarde avec mépris, préférant les robes et les grands discours.
J'ai suivi une formation initiale, à l'école des avocats, de 18 mois pendant lesquels seules les matières judiciaires ont été abordées. Rien (ou presque rien) pour le conseil, domaine pourtant vaste. Et qui concerne aussi bien les particuliers que les entreprises.
Et c'est parce que la profession a délaissé le conseil aux entreprises que les experts-comptables ont investi cet espace. Et c'est par réflexe corporatiste qu'elle hurle aujourd'hui aux loups, alors qu'elle a déjà perdu le marché depuis longtemps.
S'ils font mieux que nous, et moins cher souvent, pourquoi priver les intéressés - nos clients - d'en profiter ?
Mes clients viennent me voir parce qu'ils ont confiance dans mon travail, pas parce qu'ils sont contraints de venir me voir.
Les avocats n'ont rien à craindre de la concurrence, sauf ceux qui fournissent un travail de mauvaise qualité ou majorent artificiellement le prix de leurs prestations.
Il faut néanmoins que la société se prémunisse contre les charlatans qui vendraient du droit frelaté, c'est évident. C'est certainement moins important dans notre secteur que dans le secteur médical, mais, yet, il faut des limites.
Le monopole de la consultation juridique doit être partagé entre ces professions si proches et contre lesquelles notre profession mène une guerre imaginaire, dans laquelle elle perd sa crédibilité.